Jornal COMBATE - 2 publicações Vosstanie Editions

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domingo, 2 de fevereiro de 2014

LA REFORME AGRAIRE AU PORTUGAL

LA REFORME AGRAIRE AU PORTUGAL :
Les ouvriers agricoles confrontés
à la conception léniniste de « l'alliance de classes »


Extrait de la revue Mensuel SPARTACUS N° B78 / Avril -Mai 1977  

Décidément, les événements des dernières années au Portugal, amère expérience pour les travailleurs portugais, sont une cinglante leçon pour tous les groupes politiques « révolutionnaires » organisés, accrochés dur comme fer, aux conceptions léninistes putschis­tes de la révolution.
On comprend alors qu'il leur est difficile de regarder la réalité en face. Ils préfèrent ne plus parler du Portugal devenu sujet tabou depuis que la normalisation y fait rage, c'est-à-dire depuis le 25 no­vembre 1975; ou alors ils préfèrent transcender leurs désirs avec des illusions électoralistes, dans les G..D.U.P.S. (aujourd'hui M.U.P.), qui viennent , après leur premier congrès et les élections locales, de faire la preuve de leur état de décomposition totale. La normalisa­tion orchestrée (eh oui ! pour ceux qui croient encore en l'union de la gauche) avance à grands pas inexorablement depuis mainte­nant plus d'un an et dans un climat de démobilisation, de désorien­tation et de dégoût général : échec de la stratégie militaire préconi­sée par les officiers et généraux « au service de la classe travail­leuse », soutenus par le P.C.P. et les groupes d'extrême-gauche. Per­quisitions dans tous les organes de bases, coopératives, etc..., ex­ pulsions des occupants de maisons vides, en « situation irrégu­lière ». Blocage des salaires et inflation galopante. Révision de tous les décret et lois « révolutionnaires ». Retour de patrons qui avaient fui en Espagne ou au Brésil. Libération des agents de la PIDE, police fasciste. La liste est longue. Il faut y ajouter, malheu­reusement aujourd'hui le coup décisif porté à la réforme agraire, « dernière conquête de la révolution », à travers les désoccupations de terre et surtout l'application de droits de réserve.
1 - Les droits de réserve et leur signification sociale.

S'ils ne concernent que quelques centaines de milliers d'hectares parmi les 1 100 000 hectares expropriés et les 500 000 hectares enco­re expropriables, ils n'en constituent pas moins le pilier fondamental d'une politique d'étranglement et d'intégration au marché des coo­pératives ouvrières issues de la réforme agraire. Le retour des latifundiaires capitalistes sur ces terres signifie l'écrasement économi­ que des coopératives par le jeu de la concurrence, les coopératives étant chargées de résorber le surplus de main-d'oeuvre que les latifundiaires ne veulent pas employer pour réaliser leurs profits. Mais à y voir de plus près, cette mesure est la reprise directe des idées que défendaient un an-et-demi auparavant pendant l'été 1975, le P.C.P. (à travers le syndicat des travailleurs ruraux) et les groupes d'extrême-gauche (à travers le ministère de l'Agriculture, la Ligue des petits et moyens agriculteurs, et les centres de réforme agrai­re) : à savoir la définition d'une limite de taille des propriétés (cal­culées par un système de pondération des surfaces d'après leur va­leur agricole) au dessous de laquelle les terres ne sont pas expropriables. De plus un droit de tout latifundiaire exproprie à conser­ ver des terres jusqu'à cette limite maximale de taille, à condition qu'il l'exploite lui-même pour les besoins de sa propre famille et qu'il n'ait pas d'autre source de revenu. Présentée au nom de « l'al­liance nécessaire avec les petits et moyens agriculteurs, en parti­culier la masse des petits paysans du nord » cette mesure est offi­cialisée dans la loi de la réforme agraire parue le 29 juillet 1975 sous le gouvernement Gonçalves. Elle a de quoi étonner quand on sait que la limite inférieure d'expropriation a été fixée à 50 000 points soit l'équivalent de 500 hectares de terres sèches ou 50 hectares de terres irriguées, ce qui représente vu les rendements obtenus au Portugal sur terres irriguées 100 et 150 hectares de terres de plaine en France ! Voilà qui rappelle étrangement les agriculteurs capita­ listes du bassin parisien. Une « alliance » qui rendrait jalouse la F.N.S.E.A. française (1), surtout quand on connait le niveau de vie moyen au Portugal et que l'on sait que la moyenne de superficie des exploitations de la moitié nord du pays est de 2,5 hectares. La droite a eu bien sûr tôt fait de faire sienne cette mesure après le 25 novembre : il suffisait de rajouter que tout latifundiaire pou­vait conserver son droit de réserve quelle qu'en soit la destination (exploitation directe ou location). C'est ce qu'a fait en avril 76, Lopes Cardoso, ministre de l'Agriculture P.S. sur lequel certains militants croient bon de verser quelques larmes, suite à sa récente expulsion. Elle n'a fait d'autre part qu'apporter de l'eau au mou­lin aux thèses de la C.A.P., syndicat patronal fasciste dirigé par les latifundiaires qui, comme la F.N.S.E.A. en France, brandit l'idéo­logie de la défense en bloc des agriculteurs; moyen efficace pour cacher les différences de classes dans l'agriculture et tenir en laisse les petits paysans paupérisés sous couvert de la défense de la pro­priété privée.

2 - Pourquoi une réforme agraire au Portugal.

Comment expliquer que le P.C.P. et les groupes gauchistes aient pu défendre une idée a ce point récupérée ? Erreur de calcul ?
Compromis avec une certaine droite (P.P.D.) pourtant totalement impuissante à cette époque qui défendait le même projet ? Il s'agissait bien plutôt de rallier les secteurs de la petite et moyenne bourgeoisie derrière un « gouvernement ouvrier » ou une « démo­cratie populaire » en rupture avec la démocratie bourgeoise mais où les positions de classes et les rapports sociaux auraient été to­talement conservés : complicité de l'armée « au service du peuple »; nationalisations et surtout imposition au prolétariat d'une « allian­ce de classes » en opposition totale avec le mouvement révolution­naire. La réforme agraire, en satisfaisant certaines revendications des ouvriers agricoles (emploi pour tous pendant toute l'année) et en servant les intérêts des secteurs les plus larges de la paysannerie, (en particulier avec certaines lois sur le fermage et l'utilisation des terrains communaux), aurait constitué une des bases de cette al­liance. Elle devait de plus permettre le drainage de la plus-value du secteur agricole nécessaire au développement de l'industrie. La mesure citée plus haut n'était à cet effet qu'un des volets de toute une série de mesures prises par le syndicat des travailleurs ruraux (tenu par le P.C.P.), puis l'armée (M.F.A.) et enfin le ministè­re de l'Agriculture (représenté par les centres régionaux de Réfor­me Agraire tenus en majorité par des gauchistes). Leur objet : endi­guer et encadrer le mouvement révolutionnaire des ouvriers agrico­les de la moitié sud du Portugal (zone où domine la très grande propriété capitaliste) ,qui s'était généralisé depuis le 25 avril 1974 et la chute de l'appareil répressif fasciste. Il s'agissait de le mainte­nir dans les limites acceptables d'une simple réforme agraire, c'est-à-dire une réforme des structures qu'un développement du capita­lisme rendait absolument nécessaire : la prédominance de la grande propriété foncière dans le sud dans une situation de surplus de main-d'œuvre constituait en effet l'obstacle principal à une accu­mulation du capital et un développement économique du pays. D'une part elle permettait à la bourgeoisie rurale (latifundiaire et gros intermédiaires) de maintenir un pouvoir politique qui lui était favorable, en particulier par la création d'une protection douanière des produits agricoles. La montée consécutive de leurs prix aug­mentait du même coup le coût de la reproduction de la force de travail, frein essentiel au développement de l'industrie. D'autre part, les latifundiaires profitaient d'une position de force sur le marché du travail chômage chronique dû à l'absence de développe­ment industriel: salaires très bas, conséquence de cette situation) pour maintenir une exploitation du sol extensive et très peu mé­canisée : ils généralisaient ainsi un système de culture nécessitant une mobilisation de capital par hectare très faible, une composition organique du capital faible mais employant de la main-d'oeuvre massivement, à des périodes limitées de l'année (semis, tailles, désherbages, récoltes) et rapportant des taux de profits considérables (de l'ordre de 150 à 200%). C'est le cas des productions ex­tensives de céréales (cultures séparées par des jachères de plusieurs années non travaillées et pâturées par des troupeaux de brebis); des productions forestières (chênes lièges, eucalyptus); de la monocul­ture de vigne; de la monoculture de riz généralisée dans les périmètres irrigués suite aux travaux d'hydraulique agricole des années 1950 et 60. Ces systèmes de cultures généralisaient l'emploi tem­poraire des ouvriers agricoles aux dépens du travail fixe. La faible mobilisation du capital par hectare pour l'obtention de surprofits signifiait que les latifundiaires n'avaient pas intérêt à réinvestir dans l'agriculture les surprofits obtenus : c'est dans les secteurs financiers et coloniaux qu'ils le faisaient.
Il s'agissait donc pour la bourgeoisie industrielle (aujourd'hui re­présentée par le P.S. et le P.P.D.) de rompre le pouvoir économi­que et politique de la bourgeoisie rurale incarné dans le régime fasciste, obstacle essentiel à l'accumulation du capital industriel et qui maintenait l'agriculture dans un état de sous-développement : en 1960, avec 42% de sa population active travaillant dans l'agri­culture, le Portugal ne subvenait qu'à 60% de ses besoins alimen­taires. (2)

3 - Qu'est-ce qu'une réforme agraire ?

On retrouve ici la même problématique qui se pose à la classe dominante de tout pays à un certain stade de développement capi­ taliste : il s'agit de détourner, à des fins d'accumulation de capital industriel, la rente foncière (différentielle ou absolue, telles que les a définies Marx et à laquelle nous donnerons le nom plus général de surprofits réalisés dans l'agriculture) dont jouit la bourgeoisie rurale propriétaire de la terre. Si ce problème peut être résolu par une politique des prix et d'ouverture des marchés appropriés, encore faut-il que le pouvoir de la bourgeoisie industrielle soi suf­fisamment fort pour l'imposer. Ainsi, en est-il en Angleterre avec l'ouverture des marchés des céréales au 19ème siècle avant la révo­lution industrielle. Ou en France avec la politique de transforma­tion ou d'intégration de l'agriculture à laquelle on assiste depuis la dernière guerre mondiale et surtout depuis 1960 après plus d'un siècle d'alliance de la bourgeoisie avec la paysannerie française. Mais dans la plupart des pays encore faiblement développés où la bourgeoisie rurale a des assises fortes dues à son passé et où sur­vivent des rapports de production féodaux, ce changement fonda­mental dans la distribution de la plus-value ne peut se réaliser que par un coup de force : la remise en cause directe d'une certaine forme de propriété du sol. Ce sont les réformes agraires. Pour leur réalisation les classes dominantes (bourgeoisie industrielle ou classe gérante du capital national) cherche des alliances dans les couches de la paysannerie pauvre en quête de terres qu'il est ensuite aisé d'intégrer à un marché Il y a alors distribution de terres. C'est ce qui s'est passé dans la plupart des pays d'Amérique Latine. Dans les pays de l'Est et en Chine, cette phase s'est accompagnée ensuite de l'intégration des paysans dans des unités collectives de produc­tion, que ce soit des kolkhozes ou des « communes populaires », elles-mêmes intégrées à un marché d'État qui collecte directement la plus-value produite dans l'agriculture. Quel qu'en soit le résultat (exploitations individuelles ou collectivisation) et quel que soit le degré d'alliance recherché avec les paysans (intégration de force dans les kolkhozes comme en U.R.S.S. sous la dictature stalinienne ou distribution de terres réalisées par les paysans comme en Chine ou au Mexique) la finalité de la réforme agraire reste la même : modifier les rapports de distribution de la plus-value sociale entre l'agriculture et l'industrie au profit de cette dernière.

4 - Le problème agraire au Portugal : bourgeoisie industrielle contre bourgeoisie rurale; prolétariat contre bourgeoisie

La même problématique se pose au Portugal. Ses premières mani­festations apparaissent dans la première moitié du 19ème siècle, à travers la polémique qui anime le pays à propos de l'ouverture des marchés des céréales. La bourgeoisie agraire est alors extrêmement puissante et implantée de très longue date :la formation des grandes latifundias du sud date en effet du 13ème siècle au moment de la reconquête des terres du sud contre la troisième et dernière invasion maure. Celle-ci, venue d'Afrique avait par sa forme guerrière et son caractère de pillage (contrairement aux autres invasions), provoqué une migration vers les terres chrétiennes au nord du Tage.
La structure des territoires du nord était mi-communautaire, (héritage du passé), mi-féodale fondée en grande partie sur les droits religieux, imposés par les invasions européennes et post-romaines de l'ère chrétienne; elle était basée sur un système de communau­tés villageoises où coexistaient l'exploitation individuelle de petites propriétés autour des villages et l'exploitation collective de terrains communaux.

La reconquête des terres au sud du Tage, eut un caractère purement militaire. Les grandes surfaces dépeuplées étaient distribuées aux chefs vainqueurs, tandis que les rares habitants et les prison­niers étaient réduits à l'esclavage. Telle est l'origine de la structure foncière très particulière du Portugal, contraste frappant entre le nord et le sud. Le système esclavagiste du sud se perpétue jusqu'à la fin du 18ème siècle. La montée démographique importante du 18ème siècle crée un surplus de main-d'oeuvre tel qu'il permet aux latifundiaires de libérer les esclaves et de ne les employer massivement qu'à certaines périodes de l'année où ils sont salariés. De plus en plus, les cultures d'auto-subsistance sont abandonnées et le sa­laire en nature est remplacé par des salaires en argent (bien qu'on trouve encore des traces de ces salaires en argent jusqu'en 1950). Le système latifundiaire esclavagiste avait donc créé des conditions idéales pour une généralisation du mode de production capitaliste dans ces campagnes. De plus, les latifundiaires capitalistes étaient de longue date étroitement liés au pouvoir d'État. Face à ce pouvoir, la bourgeoisie industrielle naissante au 19ème siècle est encore très faible et elle se montre jusqu'au bout incapable de s'organiser et d'imposer sa force (3). Le régime de protection douanière des céréales est alors imposé et conservé jusqu'en 1960. La bourgeoisie rurale (latifundiaires, gros intermédiaires et commerçants), ne peut cependant maintenir son pouvoir que par l'instauration du fascisme, vu les contradictions de sous-développement latent suppose. Dès le 19ème siècle, les idées
d'un régime fort apparaissent.
Ceci montre bien que l'arrivée du salazarisme en 1926 n'est pas le, résultat d'une situation économique et politique purement conjoncturelle comme on le présente le plus souvent. C'est, bien plutôt, le prolongement direct d'une longue lutte de classes entre prolétariat et bourgeoisie, lutte que le pouvoir de la bourgeoisie rurale et l'incapacité de la bourgeoisie industrielle à imposer sa force exacerbent, en créant une situation de sous-développement et de surexploitation des travailleurs (4). Dans le camp de la bour­geoisie industrielle une série de projets de réformes agraires se font jour dès le 19ème siècle pour tenter de rompre le pouvoir des latifundiaires. Mais aucun ne reçoit d'application. Même malgré l'appui du P.C.P. (à peine formé) dès 1925 (5), tous ces projets sont condamnés à avorter, car ils se heurtent à l'attitude révolutionnaire des ouvriers agricoles du sud : déjà sous l'esclavage ces derniers organisent des formes collectives de refus du travail. Li­bérés à la fin du 18ème siècle, ils sont alors condamnés à survivre par leurs propres moyens dans une condition de prolétaires et le latifundaire ne les emploie, à son gré, que quand il a du travail pour eux. Ils s'organisent alors, dans des grèves très dures, mettent le feu aux récoltes, réclament du travail, des augmentations de salaires 'et des conditions de travail moins dures. Si ces grèves restent éparses et locales au 19ème siècle, en 1911-1912 éclate la première grève généralisée à tout le sud du Portugal; la coordination est en fait assurée par le syndicat révolutionnaire mis sur pieds à l'aide des ouvriers des villes en quête de liens de solidarité avec la campagne. A aucun moment n'apparaît dans les revendi­cations la « faim de terres », l'aspiration à devenir petit exploitant individuel, comme voudraient le voir se manifester les tenants de la réforme agraire.

A partir de 1960, l'ouverture des marchés et la possibilité d'en­trée des capitaux décidée par Salazar sous la pression interne et
internationale, dans une phase de développement du capitalisme à l'échelon du globe, permettent un développement important de l'industrie portugaise. Une partie du surplus de main-d'oeuvre qui contraignait les prolétaires à l'émigration est résorbé. La part de la population active travaillant dans l'agriculture tombe de 42% en 1970. La montée des salaires est supérieure à la montée des prix à la consommation (6). Face à cette situation, certains latifundiaires possédant la majorité de leur capital dans le secteur agricole, soucieux de rentabiliser leur exploitation se voient contraints à rechercher des formes d'exploitation permettant de retenir les travailleurs de la terre. L'emploi de travailleurs fixes pendant toute l'année nécessite alors une révision des productions et force donc à envisager un système mobilisant beaucoup plus de capital par hectare et rapportant des taux de profits bien moindres : suppression de la jachère pâturée; travail du sol permettant des cultures continues en zones sèches; introduction d'oléagineux et utilisation de surfaces fourragères irriguées; élevage intensif; ateliers de conservation et de transformation des produits agricoles. Ces agriculteurs dits « capitalistes » (alors que tout latifundiaire est par essence capitaliste puisqu'il emploie des ouvriers agricoles) seront organisés après le 25 avril dans l'A.L.A. (Association Libre des Agriculteurs), celle-ci se fait fort de défendre les idées d'une agriculture développée. L'ouverture des marchés et le développement de ce processus laisse entrevoir à la bourgeoisie industrielle la possibilité de réaliser le détournement de la plus-value nécessaire à l'accumulation du capital industriel, sans le coup de force de la réforme agraire. Cette réconciliation avec tout une couche de latifundiaires s'accompagne d'un rapprochement entre les deux classes : le développement industriel attire les capitaux provenant des surprofits tirés de l'agriculture. De nombreux latifundiaires sont ainsi amenés à rejoindre l'opposition. Ainsi le P.P.D., principal représentant de la bourgeoisie industrielle et même le P.S., sont manifestement très marqués par leur influence, au point que des mesures spéciales ont été prises par ce parti pour protéger individuellement de l'expropriation certains d'entre eux, après le 25 novembre 1975.

Cependant pour encore la grande majorité des latifundiaires, qui ont eu largement le temps d'accumuler un capital dans d'autres secteurs (financier, immobilier, colonial) l'agriculture n'est qu'une ressource d'appoint. Ils préfèrent rester à Lisbonne s'occuper de leur investissements, en laissant sur leurs terres un gérant à qui ils demandent régulièrement des comptes. Ils se plaignent alors de la montée des salaires (pourtant encore très faibles) et préfèrent abandonner progressivement l'exploitation des terres plutôt que de revoir leurs systèmes de cultures. Au total l'agriculture souffre d'un sous-développement chronique, que la situation de paupérisation des petits paysans du nord aggrave encore. Le taux de croissance du P.A.B. (Produit Agricole Brut) est quasi nul et parfois même en diminution (7). Le chômage partiel, s'il diminue globalement, reste localement très fort dans la majorité des régions. Cet état de fait amène le P.S. et le P.P.D. à envisager le projet d'une réforme agraire qui ferait une sélection des exploitations sur des critères de mise en valeur des terres. Pour eux le maintien d'ex­ploitations capitalistes parmi les nouvelles unités mises en place est un élément fondamental de l'intégration de ces dernières au marché. C'est ce à quoi on assiste aujourd'hui : les droits de réserves attribués à des latifundiaires les laissent libres, soit de louer leurs terres aux coopératives, soit de les exploiter eux-mêmes dans le contexte de résorption de la main-d'oeuvre effectuée par ces mêmes coopératives .

6 - Les grèves de 1962

Le chômage et l'appareil répressif fasciste n'empêchent cependant pas les ouvriers agricoles de mener des luttes. En 1962 éclate une grève générale dans tout le sud du Portugal. Pour la première fois les ouvriers agricoles font preuve d'une détermination et d'une solidarité de classe telles que la grève générale dans les campagnes se déclenche comme une tramée de poudre, bien que la coordination soit prise ensuite en charge essentiellement par des militants du P.C.P. La journée de huit heures est obtenue (les ouvriers travaillaient auparavant du lever au coucher du soleil). Cependant l'absence de syndicat est ressentie comme un handicap sérieux. La circulation de l'information et la coordination dans les campagnes (surtout avec une très grande majorité d'analphabètes) est un problème réel. Aussi lorsqu'après le 25 avril 1974 le syndicat des travailleurs ruraux sort de sa clandestinité, il est salué comme une victoire par la majorité des ouvriers qui sont prêts à lui faire confiance. Or tout les militants syndicaux sont, pour des raisons de soutien matériel évidentes pendant la clandestinité, des militants du P.C.P., seule organisation politique ayant une implantation de longue date parmi les ouvriers agricoles, surtout depuis la grève de 1962. On comprend alors que la crédibilité totale du syndicat auprès de ceux-ci soit, pour le P.C.P. un moyen extrêmement puissant de contrôle du mouvement ouvrier rural.

7 - Le 25 avril dans les campagnes du sud.

Cependant le 25 avril crée une situation explosive. L'appareil répressif fasciste s'écroule dans un contexte de chômage chronique. Il est clair que les ouvriers agricoles ne sont pas prêts à mettre au rencart la combativité remarquable dont ils ont fait preuve avant et pendant le fascisme. Pour le P.C.P. il s'agit à tout prix de soutenir le nouveau pouvoir en place (présidé pourtant par un nostalgique du fascisme) au nom de la « sauvegarde de la démocratie, nouvellement constituée ». On retrouve ici la même politique contre-révolutionnaire que les P.C. des pays de l'Est et Staline avaient développée juste après 1945, en mettant en place des gouvernements constitués par les éléments les plus droitiers de la bourgeoisie. (On retrouve parmi ces gouvernements des hommes qui avaient été étroitement liés à Hitler). C'était en effet les seuls qui pouvaient dans le moment maintenir les structures de l'État et éviter que « le pouvoir ne tombe dans la rue ». Amère déception des travailleurs des pays de l'Est qui croyaient que le socialisme était arrivé et qui s'étaient déjà a dans plusieurs pays constitués en conseils ouvriers, rapidement et violemment réprimés. Amère déception des ouvriers portugais qui dans les deux grands mouvements de grèves autonomes qui se sont généralisés dans les villes après le 25 avril, se trouvent affrontés à la répression du P.C.P. (à travers les syndicats) et des forces armées chargées de faire appliquer la loi anti-grève votée par ce même P.C.P. (8).

Dans les campagnes, dès les trois premiers mois suivant le 25 avril, le syndicat des travailleurs ruraux entame des négociations avec l'A.L.A. (voir plus haut) à travers le ministère du Travail, confié au P.C.P. pendant les cinq premiers gouvernements provisoires (jusqu'en septembre 1975) : ces négociations portent sur les salaires, fixés dans des contrats collectifs de travail établis par «conseil » (équivalent du canton français) et aussi sur l'embauche des ouvriers en chômage, imposée aux latifundias sous-exploitées. Des « commissions paritaires » sont mises sur pieds à cet effet. Elles sont composées de représentants du patronat, du syndicat et de l'État. Déjà le P.C.P. tente d'imposer aux ouvriers agricoles l'idée d'une alliance de classes nécessaire: ainsi le ministère du Travail justifie le fait que les salaires fixés soient inférieurs aux salaires pratiqués dans les autres secteurs de l'économie nationale; il prétend qu'avec l'accord du syndicat « le calcul des salaires et avantages sociaux a été fait d'après la capacité économique du secteur et dans le souci de ne pas porter préjudice aux petits et moyens entrepreneurs qui constituent la majorité des entrepreneurs (9). La conservation et l'institutionnalisation d'une échelle des salaires en particulier entre tractoristes, bergers et autres travailleurs, et entre hommes et femmes) est justifiée par la formule « à chacun selon son travail ». Le syndicat n'hésite pas à entretenir le mythe, répandu parmi les travailleurs par les latifundiaires selon lequel le travail des femmes est moins productif que celui des hommes, et il justifie ainsi les différences de salaires entre hommes et femmes; alors que le plus souvent le travail des femmes est bien plus pénible que celui des hommes (exemple ramassage des olives : les hommes gaulent les arbres tandis que les femmes ramassent par terre ce qui tombe). En fait dans ce type de négociation, le syndicat se voit condamné à cautionner les lois du marché du travail : c'est parce que, dans la famille ouvrière, les femmes sont chargées des travaux domestiques, et les hommes sont envoyés en priorité au travail (la femme n'allant travailler que temporairement pour compléter le travail de son mari) qu'une situation de chômage fait directement tomber la baisse du prix de la force de travail en premier lieu sur les femmes.

8 - Le début du mouvement des occupations de
terres : un mouvement politique

Mais ces négociations ne suffisent pas à calmer les ouvriers. D'autant plus que la majorité des latifundiaires sentant avec juste raison leur dernière heure venir, boycottent complètement l'application de ces mesures. Ils s'enfuient à l'étranger (Espagne, Brésil) ou alors abandonnent progressivement les productions de leurs terres pour ne plus s'intéresser qu'à leurs investissements dans les autres secteurs : abandon des cultures; décapitalisation des exploitations (vente de bétail, des machines; abandon des entretiens et de la fertilisation). Les ouvriers se voient refuser l'emploi pour les travaux qu'ils avaient coutume de faire les autres années. Le, premières occupations de terres ont lieu ) fin 1974). Le P.C.P. ressort alors son vieux projet de réforme agraire dont il s'était bien gardé de parler depuis le 25 avril pour ne pas effrayer la bourgeoisie et appuyer sa crédibilité. A l'annonce des premières occupations de terres, le mouvement se propage à tout le sud du Portugal. La mê­me solidarité de classe qui s'était exprimée en 1962 se manifeste à ce jour d'une manière aussi claire, mais cette fois-ci avec un objectif franchement révolutionnaire : renversement total des latifundiaires, appropriation collective de leurs biens (maisons et autres), du produit du travail, ainsi que des moyens de production, et association libre dans le travail. Les ouvriers s'attaquent en premier lieu aux latifundiaires les plus répressifs, ceux qui s'étaient montrés les plus dégueulasses sous le régime fasciste. Plusieurs de ceux-ci sont tués ou blessés par les ouvriers agricoles. Les petits exploitants individuels louant des terres aux latifundiaires sont invités de gré ou de force à abandonner le travail individuel de la terre pour se joindre aux ouvriers agricoles dans leur association. Cette attitude générale des ouvriers vis-à-vis des petits paysans qui leur vaudra leur condamnation par tous les groupes politiques depuis la droite jusqu'à l'extrême-gauche léniniste n'est que l'expression de leur volonté d'abolition des privilèges. En effet les « petits et moyens agriculteurs » dont nous parle le P.C.P. ne sont que soit des petits latifundiaires qui avaient été protégés par la loi de la réforme agraire (voir plus haut) soit d'anciens ouvriers agricoles (ouvriers temporaires) que le chômage avait poussés à profiter des contrats de location avec les latifundiaires pour exploiter un bout de terre. Ces contrats étaient généralement saisonniers pour une culture (10). Ils avaient été favorisés par les projets de « colonisation interne », réformes agraires avortées au 19ème siècle et au cours du 20ème siècle. Les ouvriers agricoles en occupant les latifundias, occupations qui avaient au départ un caractère de libération de la misère et d'émancipation imposaient du même coup la fin des solutions individuelles auxquelles cette même misère avait acculé certains, la fin des privilèges et l'association collective dans la production et la distribution du produit du travail.


9 - La réaction du syndicat des travailleurs ruraux et de l'armée aux occupations

Le syndicat réagit très rapidement et très vivement aux premières occupations et prend prétexte des actes de « violence » pour condamner les « occupations anarchiques » Il propose leur mise en ordre : il s'agit, dit-il, d'occuper en premier lieu les propriétés où il y a boycot de la production par le latifundiaire. La mobilisation de tout l'appareil syndical réussit tant bien que mal à imposer cette logique aux ouvriers agricoles. Les travailleurs désireux d'occuper un latifundium, doivent alors prouver qu'il y a sous-exploitation ou décapitalisation par le latifundiaire. Ils doivent pour cela élire une commission de travailleurs chargée d'effectuer un contrôle de la production. Une fois ce boycott mis en évidence, la commission doit aller à la ville, chef du district (équivalent du département français) pour obtenir l'accord et le « soutien » du syndicat qui se rend sur les lieux pour l'occupation. Dans les latifundias où il y a un ou deux militants du P.C.P., ceux-ci sont pratiquement toujours élus à la commission et se chargent de tout le travail. Ils sont par la suite rapidement considérés comme les nouveaux patrons.
Pour l'encadrement des occupations de terres le syndicat obtient très rapidement l'appui nécessaire de l'armée contrôlée par le P.C.P. et les groupes gauchistes, surtout depuis le 11 mars 1975. Son rôle est avant tout de veiller à ce que les occupations se fassent en ordre, en particulier que les moyens de production revien­nent en totalité aux ouvriers mais il faut que les récoltes de l'année en cours et des années passées ainsi que les biens des latifundiaires ne soient pas touchés afin que ces derniers puissent les récupérer. Ainsi, au cours d'une des occupations à laquelle j'ai assisté en septembre 1975 où, très exceptionnellement, ni le syndicat ni l'armée n'étaient présents au rendez-vous fixé, les ouvriers s'étaient empa­rés de la voiture du fils du latifundiaire en plus des moyens de production auxquels ils « avaient droit ». Le latifundiaire s'était enfui le matin, résigné, après l'occupation puis, ayant appris qu'il pouvait avoir l'appui de l'armée, revint furieux l'après-midi réclamer « sa » voiture. Il a fallu que les travailleurs expliquent à l'armée par téléphone que la voiture était absolument nécessaire au fonctionnement de la coopérative et qu'elle ne servirait qu'à cela, pour qu'ils puissent la garder. Il était clair dans leur esprit qu'il s'agissait avant tout de faire justice à ce patron qui avait déjà trois voitures sur place et bien d'autres à Lisbonne, alors qu'ils devaient toujours, eux, se déplacer en mobylette ou à pied ! La présence de l'armée rendait de même impossible l'occupation des multiples maisons de campagne des latifundiaires, ces véritables petits châteaux luxueux au milieu des bâtiments d'exploitation. Encore vides actuellement dans la quasi totalité des coopératives, ils au­raient pu être le centre d'une vie communautaire en dehors du travail comme cela s'est produit quelques fois. Confrontés au M.F.A. (mouvement des forces armées) « toujours aux côtés du peuple », les ouvriers se voient privés des possibilités de distribution du produit de leur travail. Non-accès au produit du travail, cela signifie que le travail salarié continue d'être le seul moyen de survie. Reste alors à revendiquer un travail salarié toute l'année. C'est ce qui va motiver à partir de ce moment-là toutes les occupations de terres dans le sud. Il est particulièrement notable de voir à quel point, par cette série de mesures orchestrées par le P.C.P., celui-ci non seulement défend à fond le projet de réforme agraire (se limiter aux latifundias sous-exploitées : voir précédemment) préconisé par la bourgeoisie industrielle dont il obtient le soutien momentané; mais de plus il réussit à rompre totalement le mouvement révolutionnaire. La délégation de pouvoir devient alors de règle parmi les travailleurs : on préfère laisser les responsabilités aux camarades les plus débrouillards pour qu'ils soient élus à la commission de travailleurs et aillent s'entendre avec le syndicat. L'occupation prend alors un caractère formel où l'armée et le syndicat prennent la direction des affaires. Une liste est préétablie des ouvriers coopérateurs qui entrent dans la coopérative et à qui un travail est assuré toute l'année. Le syndicat n'a alors pas grand mal à imposer que les mêmes salaires soient conservés, salaires définis par les contrats collectifs de travail, « la grande conquête des travailleurs qu'il nous faut respecter ». Le droit à l'emploi toute l'année est le morceau de sucre qui fait passer la pilule.

10 - La loi de la réforme agraire; La légalisation d'un état de fait.

Intervient à cette époque (juillet 1975) une troisième compo­sante de l'encadrement du mouvement des ouvriers agricoles dans les limites d'une réforme agraire : le ministère de l'Agriculture contrôlé à l'époque par des groupes gauchistes en particulier le M.E.S. (Mouvement de la Gauche Socialiste, proche du P.S.U. ou de l'O.C.T.). Le 15 avril apparaît le programme de réforme agraire, promesse d'une loi de réforme agraire, c'est-à-dire de légalisation des occupations par la nationalisation des terres. Celle-ci paraît le 29 juillet 1975. Arrachée par les ouvriers agricoles elle est en fait dans le contexte où elle sort, une loi de protection des latifundiaires. Outre les limites d'expropriation et les droits de réserve dont nous avons déjà parlé au début de ce texte, elle prévoit l'indemnisation des latifundiaires ! Ils ont de plus droit aux récoltes de l'année. Alors que Batista, alors ministre de l'Agriculture et principal auteur de cette loi prétend avoir fait une loi pour « légaliser ce que. le mouvement ouvrier avait défini de lui-même jusqu'ici », elle n'est en fait qu'un moyen supplémentaire pour l'enterrer dans une réforme agraire avec tout l'aspect productiviste que cela suppose : 1) limitation de la loi à la seule expropriation et nationalisation des terres. Batista prend prétexte que les ouvriers agricoles n'ont pas encore défini les nouvelles unités de production. Malheureusement son expulsion par la droite (P.S. en tête) en septembre l'empêchera de tenir sa promesse : celle de publier une loi légalisant les coopératives ouvrières. 2) réquisition des seuls moyens de production a des seules fins de production. 3) série de mesures légales pour empêcher de la part des latifundiaires tout boycott de la production ou décapitalisation des exploitations : ce sont les promesses présentées ci-dessus, accordées sous conditions. 4) encadrement direct des coopératives à travers le crédit à court terme puis à long terme qui doit être distribué sur-le-champ à ces unités nouvellement formées. Elles en avaient absolument besoin pour payer les premiers salaires, vu qu'elles étaient dépourvues du produit de l'année. Il s'agissait donc d'éviter à tout prix qu'elles soient acculées à une décapitalisation des exploitations (vente du bétail ou des machines) (12). Cependant dans de nombreuses coopératives formées avant la parution de la loi et dépourvues de tout moyen de subsistance à cause des limites imposées par l'armée, les ouvriers ont travaillé jusqu'à trois mois sans pouvoir se distribuer quoi que ce soit (ni en nature, ni en argent). Ceci démontre à quel point la libre association dans le travail et la libre distribution du produit du travail étaient les motifs des premières occupations. Face à l'asphyxie, les travailleurs étaient bien obligés d'accepter le système de salariat et de crédit que la loi leur imposait.
Sans doute que dans la formule de Batista citée plus haut, il fal­lait entendre par « ce que le mouvement social ouvrier avait défini de lui-même », la simple volonté du syndicat. C'est en tout cas à un appui total de ce qu'il avait commencé à faire qu'aboutit la loi et la formation de l'I.R.A. (Institut de Réforme Agraire), chargé de son application. Celui-ci était représenté dans chaque district par un Centre Régional de Réforme Agraire (C.R.R.A.).
Sont conservés et généralisés partout les principes suivants: élection d'une commission de travailleurs (C.T.); contrôle de la pro­ duction qu'elle se doit d'effectuer; établissement préalable d'une liste de futurs coopérateurs; égalisation de tous les salaires sur ceux que définissent les contrats collectifs de travail; enfin fixation du jour de l'occupation, en accord avec le syndicat, l'armée et le C.R.R.A. Ce dernier se charge : 1 - de faire l'inventaire des moyens de productions réquisitionnés pour le fonctionnement de la nouvelle coopérative. 2 - de la distribution du crédit pour les salaires d'après une procédure de vérification des montants accordés en concordance avec les salaires fixés. Les expropriations (nationalisation des terres et réquisition des moyens de production par l'I.R.A.) sont proposées par un Conseil Régional de Réforme Agraire au ministre de l'Agriculture qui ratifie ensuite. Ce Conseil Régional de Réforme Agraire est composé de cinq délégués : un du syndicat, un de l'armée, un du C.R.R.A. un de la Ligue des petits et moyens agriculteurs (montée par le P.C.P.) et un de l'État.

11 - Les centres régionaux de la réforme agraire :
l'entrisme des groupes gauchistes

Les C.R.R.A. sont alors dirigés et pris en charge par des agronomes, vétérinaires, économistes et juristes en majorité d'extrême-gauche (équipes formées sous l'instigation de Batista). Il est notable de voir à quel point ils marchent la main dans la main avec le syndicat des travailleurs ruraux ! Certains gauchistes des C.R.R.A. expliquent cela par le rapport de forces existant à cette époque. Mais les C.R.R.A. ont-ils vraiment essayé de changer ce rapport de forces ? Le rythme de vie facile de ces techniciens venus de la ville, qui ne travaillaient souvent que six heures par jour (dont deux heures de discussions) et qui recevaient des salaires bien supérieurs à ceux des ouvriers a difficilement rompu le mépris de ceux-ci pour une catégorie de gens qui, pendant cinquante ans, avaient défendu les intérêts des latifundiaires. Certains d'entre eux même, continuaient à se faire appeler « Monsieur le Docteur » ou « Monsieur l'Ingénieur » ! Malgré une volonté d'autonomie des C.R.R.A., affichée parle Ministère, la hiérarchie des pouvoirs demeurait quasiment toujours très forte dans les C.R.R.A., souvent par souci d'empêcher les techniciens réactionnaires parfois encore nombreux d'agir à leur guise. Des tentatives ont été faites par les C.R.R.A., surtout là où le syndicat n'était pas totalement contrôlé par le P.C.P. (comme à Alcacer-do-Sal), pour créer des sous-commissions dans les coopératives afin d'obtenir une meilleure répartition des pouvoirs entre les ouvriers. Mais toutes ces tentatives ont fini par avorter. Quoi d'étonnant quand on sait dans quel contexte on demandait aux travailleurs de « gérer » les nouvelles unités formées, autrement dit de gérer leur propre exploitation ? Mais bien plus grave était l'attitude de certains C.R.R.A. par rapport au problème des petits paysans : le syndicat avait longtemps hésité à imposer aux ouvriers une attitude de sauvegarde systématique des petits paysans, sans doute pour conserver un maximum de crédibilité dans ces moments difficiles.

Avec la complicité de la Ligue des Petits et Moyens Agriculteurs les petits paysans étaient facilement intégrés, de gré ou de force, dans les nouvelles unités, mais alors comme salariés et non comme travailleurs librement associés. Ce comportement, non sans rapport avec les campagnes anti-communistes très dures dans le nord pendant l'été 1975, coûtera cher au P.C.P. par la suite. Celui-ci va très rapidement changer d'attitude. Il est appuyé à fond dans ce sens par certains C.R.R.A. On assiste ainsi de leur part à des journées entières d'explications avec les ouvriers agricoles, avant les occupations, afin de préserver les intérêts des petits paysans et fermiers désireux de continuer l'exploitation individuelle de la terre. Si l'intégration des paysans dans les coopératives ou unités collectives de production signifiait à ce moment-là leur pure prolétarisation, il n'en reste pas moins que toute cette campagne d'explications était faite au nom de « l'alliance de classes nécessaire » que les ouvriers se refusaient dans la majorité des cas à comprendre et accepter.

12 - Les unités collectives de production :
un projet de capitalisme d'État pour la réforme agraire
Ce que les C.R.R.A. opposent à ce projet .

En fait la seule différence profonde qui apparaît entre le syndicat et les C.R.R.A. porte sur la définition des nouvelles unités de production. Dès le début le syndicat des ouvriers agricoles et le P.C.P. tentent de généraliser la formation d' «unités collectives de production » (U.C. P.). Ce sont des regroupements de plusieurs propriétés occupées. Les commissions de travailleurs à la tête de chacune de ces propriétés élisent une commission administrative étroitement liée au syndicat et qui détient tous les pouvoirs. Outre l'application des salaires fixés, le syndicat s'occupe de la répartition de la main-d'oeuvre disponible et des profits pour les réinvestissements entre les différents domaines. Les U.C.P. ont des tailles énormes, souvent de plusieurs dizaines de milliers d'hectares. Elles emploient 500 à 1 000 travailleurs. Elles atteignent alors la taille d'unités administratives (communes ou cantons), même entre les mains du P.C.P. Celui-ci en arrive ainsi à contrôler totalement des régions entières . Les C.R.R.A. opposent à cette formidable concentration de pouvoirs la création de petites coopératives ouvrières autonomes qui pourront se regrouper par la suite en unions de coopératives : la définition des nouvelles unités de production dépend ainsi directement du rapport de forces entre syndicats et C.R.R.A. et le degré de contrôle que le P.C.P. d'une part et les gauchistes d'autre part exercent sur chacun de ces appareils - Ainsi, dans les districts de Beja (sud de l'Alentejo) ou de Portolegre (Centre-Est) où le syndicat est très fort et les C.R.R.A. peu contrôlés par les gauchistes ; on arrive rapidement à une généralisation des U.C.P. — A l'opposé, dans les districts d'Evora (nord de 1'Alentejo) et Alcacer-do-Sal, la force des C.R.R.A. (dûe à leur organisation et leur contrôle par des gauchistes actifs) et la présence, d'éléments révolutionnaires au sein du syndicat comme à Alcacer-do-Sol, conduit à une généralisation des coopératives ouvrières de production. Mais dans un cas comme dans l'autre les salaires des C.C.T. sont respectés. La seule différence est qu'il peut y avoir partage des bénéfices de fin d'année entre les travailleurs des coopéra­tives autonomes. Elles prêtent ainsi le flanc aux justes critiques du P.C.P. car ce système de coopératives indépendantes, intégrées à un marché, fait apparaître des rentes différentielles entre coopératives, déteignant directement sur les différences de revenus entre travailleurs. De plus, ce système fait le jeu de la bourgeoisie industrielle (P.S; P.P.D.) qui cherche à diviser et à isoler les coopératives en vue de mieux maîtriser le prolétariat rural et de mieux intégrer au marché des unités formées. Voir plus loin les « désannexations » opéréres actuellement par le P.S.). D'abord contraintes à soutenir l'action du P.C.P. face au développement du mouvement ouvrier révolutionnaire à la campagne, la bourgeoisie industrielle l'attaque ensuite très rapidement dans son projet de capitalisme d'État généralisé. L'attitude radicale des ouvriers agricoles l'oblige cependant à renoncer à un projet de réforme agraire aboutissant à une exploitation individuelle de la terre. Ce projet devenu parfaitement utopique n'est plus défendu que par les groupes représentatifs des latifundiaires (C.D.S.; C.A.P.), soucieux de maintenir leur emprise idéologique fasciste dans le nord du pays. Il s'agit donc pour la bourgeoisie industrielle de trouver des formes d'intégration au marché autres que l'encadrement facile de la petite exploitation individuelle de la terre par le crédit, les industries agro-alimentaires et l'« encadrement technique ». Généraliser les coopératives ouvrières dans le sud aurait signifié, dans une économie dominée déjà à 60% par le secteur nationalisé, donner un atout formidable au P.C.P. qui aurait imposé un marché d'État collecteur des produits agricoles et de la plus-value du secteur. Aussi se borner à l'intégration des coopératives à l'aide du crédit et d'un encadrement technique approprié n'aurait pas suffi à enrayer ce projet mais s'y accordait fort bien. Il fallait a tout prix réaliser le maintien d'un fort secteur privé dans l'agriculture; sa signification aurait été toute autre dans une situation de résorption du chômage par les coopératives : contraint à réaliser une accumulation du capital, ce secteur privé aurait pu servir de point de départ pour un développement des industries agro-alimentaires qui, tel que le préconise le P.S., auraient été les bases essentielles de l'intégration des coopératives.

13 - Le projet de capitalisme privé
pour la réforme agraire :
les mesures du gouvernement P.S.
après le 25 novembre 1975

La réalisation d'un tel projet nécessite une rupture totale du mouvement ouvrier d'occupation des terres : autant il s'agissait pour le P.C.P., au début, de briser le mouvement révolutionnaire et de le transformer en mouvement purement revendicatif (emploi toute l'année), autant il s'agit pour le P.S. de mettre fin à tout mouvement d'occupation des terres quel qu'il soit. Ainsi le 25 novembre, alors que la droite et le P.S. reprenaient en main l'armée et disposaient enfin d'un appareil de répression qui lui avait fait défaut, toute occupation de terres est immédiatement interdite : l'armée elle-même intervient le 25 novembre comme dans les districts de Béja et de Santarém. Un mois et demi plus tard les directeurs des C.R.R.A., qui se refusaient à appliquer les mesures du ministère sont mis à la porte et remplacés par des types du P.S. Leur éviction est suivie en mars 1976 de celle de tous les techniciens progressistes « récalcitrants » dont certains avaient séquestré les nouveaux directeurs pour les obliger à signer les demandes d'expropriation et les fournitures de crédits agricoles aux coopératives. Ils sont remplacés par des techniciens du P.S. ou franchement de droite, appartenant même souvent à des familles de latifundiaires. Les C.R.R.A. ont perdu du même coup toute crédibilité auprès des travailleurs. La modification de la loi de réforme agraire (droits de réserve généralisés; zone de délimitation de l'application de la loi) est négociée avec le P.C.P. : il s'agit de le tenir à genoux par le respect de certaines orientations fondamentales concernant les nationalisations de terres. Mais l'application de la loi est mise au rencart en attendant que la situation politique se stabilise et que les conditions pour une offensive ouvrière soient meilleures : ainsi, alors qu'au 25 novembre près d'un million d'hectares avaient été expropriés (sur les 1 600 000 touchés par la loi) en quatre mois après la parution de la loi, dix mois plus tard (soit 76) 100 000 seulement sur les 600 000 restant sont expropriés. Ces nationalisations sont effectuées là où les travailleurs sont démobilisés. De très nombreuses coopératives formées avant le 25 novembre restent déclarées illégales, sur des terres non expropriées, en guise de sanctions con­tre les « occupations illégales menées par le P.C.P. et les gauchistes » (13). Les coopératives demeurent sans statut. Les premières applications des droits de réserve aboutissent à des heurts violents entre ouvriers agricoles et latifundiaires (à Coruche, début mars 1976). Le P.S. attend alors septembre 1976 pour passer à l'offensive. Le moment est bien choisi : trois mois après l'instauration du premier gouvernement constitutionnel qui est minoritaire (P.S.) mais que la démobilisation générale et le silence des partis de gauche et de droite en quête d'alliances rendent confiant et stable; et juste avant les négociations des nouveaux contrats collectifs de travail. Il s'agit : 1) des désoccupations des propriétés de moins de 50 000 points qui ont été occupées (ces désoccupations sont approuvées par le P.C.P. et donc le syndicat, qui marchande tout ce­ ci contre l'application totale de la loi de nationalisation des terres). 2) de l'application totale des droits de réserve avec la présence systématique de la G.N.R. (14). Tout cela accompagne la « désannexation » des coopératives, c'est-à-dire la division totale des coopératives opérées par le P.S. grâce à l'appui de l'appareil d'État, à partir de marchandages idéologiques : que, sous l'instigation des C.R.R.A., vingt parmi les cent travailleurs d'une coopérative ou U.C.P. soient d'accord pour former une unité à part, voilà aussitôt la coopérative ou U.C.P. amputée des terres qui leur reviennent et qui leur sont remises sous la protection de la G.N.R. Le droit de réserve est ensuite entièrement prélevé sur les terres des 80 travailleurs restant. Aussi étonnant que puissent paraître ces opérations, nous ne devons pas oublier que pour la majorité des ouvriers agricoles encore analphabètes, les seuls moyens d'information sont le syndicat (P.CP.) et le C.R.R.A. (P.S. et droite). Ces opérations sont généralement un coup décisif porté aux coopératives : les droits de réserve sont de véritables trous (des coopératives de 60 000 points se voient amputées de 50 000 points !) réduisant une bonne partie des ouvriers au chômage. De plus sous la protection des C.R.R.A. les latifundiaires choisissent l'emplacement des droits de réserve autour des bâtiments d'exploitations, biens essentiels au fonctionnement des coopératives et qui leur sont retirés. Sont restituées au latifundiaire également les machines existant au moment de l'occupation. Or les C.R.R.A. savent pertinemment qu'en un an la quasi totalité des coopératives n'ont pas eu le temps d'accumuler un capital suffisant pour acheter de nouvelles machines. Bien au contraire la reconversion du système des cultures qu'imposait la fixation des ouvriers dans les coopératives (augmentation considérables du nombre d'ouvriers par hectare) a été très difficile et douloureuse (souvent à peine commencée). Un encadrement technique absolument déficient et souvent même totalement inexistant en est la cause principale. Malgré des salaires de misère distribués aux ouvriers, de nombreuses coopératives terminent ainsi leur première année avec un déficit important.

14 - La défaite douloureuse d'un prolétariat
fidèle au syndicat

Tout laisse penser que, contrairement aux promesses du P.S. faites au P.C.P., les quelques 500 000 has restant à exproprier ne soient pas nationalisés avant longtemps ou ne le soient jamais. Sans doute serviront-ils à donner une force suffisante à un secteur privé auquel le P.S. se propose de redonner vie. Le syndicat des travailleurs ruraux, fort d'avoir fait respecter la légalité jusqu'au bout, se trouve maintenant contraint d'accepter à contre-cœur l'application des droits de réserve. Certains militants s'y opposent pourtant avec vigueur. Les ouvriers se retrouvent le plus souvent désarmés face à cette offensive. Leur résistance se limite à un niveau local. Leur confiance totale dans le syndicat les prend au dépourvu dans une remise en cause tardive. Des heurts fréquents étaient pourtant apparus depuis les occupations entre ouvriers et syndicats. C'était généralement à propos de l'emploi d'ouvriers agricoles que le syndicat voulait imposer aux coopératives qui ne pouvaient pas les accepter. Le rôle du syndicat était d'autant plus ambigu que après avoir dressé une liste de travailleurs en quête de travail, il entendait placer en priorité ceux qui se trouvaient en tête de liste, souvent même si ce n'était pas ceux qui avaient le plus besoin d'emploi. On voyait ainsi imposé aux coopératives l'emploi d'ouvrières dont les maris travaillaient ou d'ouvriers ayant d'autres sources de revenu alors que des femmes seules ou avec des enfants à leur charge se retrouvaient sans travail. Des situations de conflit étaient ainsi créées dans les villages par ce système qui empêchait tout débat collectif sur ce problème. Une fois les coopératives mises en place, les syndicats étaient ainsi réduits le plus souvent à de simples agences de l'emploi. Cependant la concentration des pouvoirs réels, au sein des coopératives, dans les mains de quelques membres des commissions de travailleurs réduisait les conflits syndicats-coopératives à des conflits syndicats-commissions de travailleurs. Pour la majorité des travailleurs, en particulier pour les femmes qui continuent à faire les travaux les plus indifférenciés (désherbage, cueillettes) avec les salaires les plus bas la commission de travailleurs fait figure de nouveau gérant. (Les latifundias étaient dirigées chacune par un gérant, représentant du latifundiaire pour l'organisation de la production). Ainsi, s'ils ont des revendications à faire, les ouvriers s'adressent à la commission des travailleurs et quand celle-ci ne peut les satisfaire certains vont s'adresser au syndicat. Si certains membres des commissions de travailleurs semblent bien s'adapter à leur rôle de dirigeant, de nombreux autres, dégoûtés, cherchent à se faire remplacer. Ils trouvent difficilement des remplaçants volontaires malgré le flot des revendications et des mécontentements. On comprend alors que pour la majorité des ouvriers agricoles le syndicat continue d'apparaître comme le défenseur des coopératives et U.C.P., et comme une garantie immédiate d'un travail permanent pendant toute l'année. Mais jusqu'à quand pourra-t-il remplir ce rôle ? La suite des-événements qui se passe actuellement dans les campagnes portugaises risque d'être décisive pour les ouvriers agricoles du sud.

QUELQUES CONCLUSIONS

Pour la première fois dans l'histoire, au Portugal, une réforme agraire est issue d'un mouvement révolutionnaire d'ouvriers agricoles. C'est sans doute cela le trait le plus particulier de la réforme agraire portugaise. Pour la première fois depuis longtemps, on a pu entrevoir une lutte de prolétaires dans l'agriculture ou la production est vue comme une production sociale et non privée et où la lutte ne revendique aucun intérêt lié à la propriété privée. De là un certain nombre de caractères que certains se plaisent à mettre en valeur : contrairement à la quasi-totalité des réformes agraires (sauf la réforme agraire mexicaine) la loi de réforme n'apparaît que bien après le début des occupations de terres : la loi est arrachée par le mouvement social et non pas à l'origine de la réforme. Contrairement à la majorité des réformes agraires (sauf au Pérou par exemple), elle aboutit directement, sans phase ultérieure, a des formes collectives d'exploitation de la terre. La récupération d'un mouvement révolutionnaire à la campagne à des fins de restructuration du capitalisme nous amène à un certain nombre de conclusions. Elles nous semblent importantes car le développement du capitalisme dans des régions de plus en plus nombreuses amènera dans les années à venir les ouvriers agricoles à jouer un rôle primordial dans les campagnes. Que l'on songe aux répercussions que pourraient avoir un mouvement révolutionnaire dans les campagnes des pays de l'Est ou de la Chine, de Californie ou du Bassin Parisien ou de l'Aquitaine.
En premier lieu, la réforme agraire portugaise démystifie une fois de plus le mot-d'ordre « la terre à qui la travaille » que l'on peut rapprocher d'un mot-d'ordre que les groupes socio-démocrates de gauche et léninistes continuent à brandir dans des idéo­ logies dont ils s'étonnent eux-mêmes qu'elles ne soient pas comprises : ainsi, en est-il des appels faits autour du « contrôle ou­ vrier » en vue d'une soi-disant « autogestion ». La réforme agraire au Portugal démontre même que le mot-d'ordre d'occupation des ateliers de production et prise en main de la production (en l'occurrence, ici, occupation des terres sous le mot-d'ordre « la terre à qui la travaille ») s'il s'en limite là est profondément contre-révolutionnaire car il est à la base de la rupture totale du mouvement révolutionnaire pris dans un piège.

Même une grève générale avec occupation des ateliers de production (ou occupation des terres) peut jouer ce rôle. Comme l'avaient compris certains anarchistes au 19ème siècle : « La grève générale telle qu'on nous là décrit d'avance est une pure utopie. Ou bien l'ouvrier, crevant de faim après trois jours de grève, ren­trera à l'atelier, la tête basse, et nous compterons une défaite de plus. Ou bien, il voudra s'emparer des produits de vive force. Qui trouvera-t-il devant lui pour l'en empêcher ? Des soldats, des gendarmes, sinon les bourgeois eux-mêmes, et alors il faudra bien que la question se résolve à coups de fusils et de bombes. Ce sera l'insurrection, et la victoire restera au plus fort ». (15)

Il ne peut donc y avoir de développement du mouvement révolutionnaire sans l'accaparement (forcément violent) et la distribution du produit du travail qui ont une valeur d'usage de consommation, sans par conséquent que la lutte ne sorte de l'atelier de production. C'est la seule forme de rupture avec le salariat qui est la base de l'exploitation et de l'aliénation des ouvriers. Voir les luttes urbaines qui se développent actuellement en Italie, aux États-Unis, (auto-réductions, distributions collectives des produits des grands magasins faites par des ouvriers — refus de paiement des loyers, etc.) ou en Pologne (pillage de grands magasins) sur lesquelles la majorité des groupes politique tiennent à garder le silence. Affrontés à l'armée et au P.C.P. les ouvriers agricoles portugais ne peuvent s'emparer du produit de leur travail. Ils doivent se borner à s'emparer de la terre et de moyens de production. Le travail sala­ rié continue alors d'être le seul moyen de survie et la possibilité d'avoir un travail assuré pendant toute l'année devient la conquête fondamentale du 25 avril. L'autogestion des coopératives ouvrières ne devient que la gestion par les ouvriers de leur propre exploitation. La délégation de pouvoirs et la concentration des pouvoirs font alors place à ce vieux mythe que certains voudraient voir refleurir. Or tous les groupes gauchistes se montrent parfaitement incapables au bout du compte, de proposer une alternative révolutionnaire aux ouvriers agricoles. Ils se limitent à une critique de « gauche » du P.C.P. : au mot d'ordre « la terre à qui la travaille », lancé par le P.C.P. pour la réforme agraire au moment des occupations, l'U.D.P. (16) répond « les machines, le bétail, la terre à qui la travaille ! » (17). Cela explique leur totale impuissance à s'implanter parmi les ouvriers agricoles qui voient en eux des divisionnistes pour des histoires de chapelles. Mais bien plutôt que l'attitude des groupes gauchistes, le problème réel est celui de l'absence de liaison et de coordination autonome avec les ouvriers des villes : c'est sans doute là un élément fondamental qui peut expliquer les limites de leur combativité face à l'armée et aux structures d'encadrement (syndicat, C.R.R.A.) : l'emprise idéologique très forte du P.C.P. et du M.F.A. se- comprend si l'on sait que parmi ces ouvriers en très grande majorité analphabètes et se déplaçant très peu, le P.C.P. contrôle tous les moyens d'information (bien qu'il ait été concurrencé par la suite par les gauchistes puis par le P.S. au niveau des C.R.R.A.). Il n'a pas de mal alors à réduire les ouvriers à un mouvement purement revendicatif quand cette revendication est fondamentale (besoin de vivre, donc droit au travail toute l'année). De même les seules liaisons existantes avec les ouvriers des villes sont entièrement contrôlées par le P.C.P. Ainsi en est-il lorsque ce sont des ouvriers des industries d'engrais qui décident de distribuer des engrais aux coopératives ou lorsque des journées de travail volontaire sont organisées par le P.C.P. dans un seul objectif productiviste ( pour « la bataille de la production »). Les liens de solidarité internationale sont quasi inexistants. En particulier les ouvriers agricoles portugais ignorent totalement la condition de leurs homologues espagnols, dans le sud de l'Espagne où domine la grande latifundia dans les conditions d'une agriculture plus développée. Il est évident que limité à la campagne ou à la ville (de même que limité à un seul pays ) le mouvement révolutionnaire est forcément voué à l'échec par étouffement économique (s'il n'est pas détruit auparavant par la répression physique).
Cela pose le problème général de l'information dans la coordination des luttes à la campagne. Nous avons vu que les ouvriers agricoles s'y sont heurtés et qu'ils ont tenté de le résoudre par le dépassement des luttes locales telles qu'elles eurent lieu au 19ème siècle; par la montée d'une coordination directe dans la lutte en 1962; par la coordination syndicale en 1975. En fait, seules une solidarité de classe et des formes de liaisons autonomes avec les ouvriers des villes susceptibles de détenir les moyens d'information de masse (radios, télévision, journaux) ainsi qu'avec ceux d'autres pays peuvent permettre de dépasser ce problème.

Enfin la réforme agraire portugaise est le constat d'échec total de la conception léniniste de « l'alliance de classe » ouvriers-paysans, ici, ouvriers agricoles-paysans, et de son caractère erroné. En voulant faire respecter cette alliance, P.C.P. et groupes gauchistes léninistes n'ont fait que servir la bourgeoisie industrielle, bien trop heureuse de ces mesures d'encadrement des ouvriers agricoles. Basée sur des conceptions électoralistes qui attribuent de l'importance aux classes d'après le nombre de leurs représentants, cette idée ne tendait à rien d'autre qu'à permettre la prise du pouvoir par le parti. Cela supposait le maintien de l'appareil d'État, donc des rapports de classes, et le respect de la propriété privée. Ces groupes et partis jugeaient les ouvriers agricoles incapables de tenir compte des « intérêts » des petits paysans. Pourtant pendant un an et demi au Portugal, les événements ont clairement montré par comparaison avec la passivité des petits paysans du nord, que seule la classe ouvrière organisée de manière autonome était réellement révolutionnaire. Seule elle avait mis en place des structures nouvelles de démocratie directe et était capable de généraliser une transformation profonde dans les rapports sociaux. C'était l'abolition des classes et des privilèges que voulaient les ouvriers agricoles du sud et non la remise à plus tard de leur émancipation qu'on entend leur imposer par le respect de petits producteurs marchands et donc de la marchandise et du pouvoir. Il suffit de voir les répercussions qu'a eu le mouvement des ouvriers agricoles parmi les petits paysans pour saisir que la conception léniniste de l'alliance de classes est totalement erronée et qu'elle ne fait que servir les intérêts d'une petite bourgeoisie qui aspire au pouvoir : beaucoup de petits paysans n'ont pas accepté d'entrer dans les coopératives non pas par désir de conserver leurs petites propriétés privées sacrées, comme on le dit souvent (leurs propriétés étant la garantie de leur non prolétarisation) mais par refus de la condition de salarié qui les attendait dans les coopératives (18) : ils ne pouvaient concevoir disaient-ils, un travail réglé suivant un horaire fixe et non suivant les besoins de la production, un salaire fixé d'après les heures de travail et non un partage des bénéfices. Même pour des paysans proches du P.C.P., la nationalisation des coopératives signifiait une domination de l'État qu'ils refusaient. Ils y opposaient la formation de coopératives par actions, garantie de leur non prolétarisation. Il s'agissait, il est vrai, essentiellement de jeunes paysans, aspi­rant en majorité à d'autres formes de travail que le travail solitaire ou en famille. Les paysans âgés n'étaient pas prêts à remettre en cause à la fin de leur vie de travail, une forme d'exploitation à laquelle ils s'étaient attachés pendant des années. Leur petite propriété privée avait de ce fait un caractère sacré, même si c'était un ridicule lopin de terre. Dans le Ribatejo (zone de contact entre le nord et le sud) des petits paysans ont constitué des coopératives! (de production ou d'entraide) avec des ouvriers agricoles temporaires en occupant des terres à l'abandon et en regroupant leurs terres. Ces occupations ont été faites sans l'aide des syndicats ni de la Ligue des petits et moyens agriculteurs. Dans ces coopératives l'organisation du travail est totalement différente de celle des coopératives ou U.C.P. du sud : l'ensemble des travailleurs participe aux tâches administratives (il n'y a pas de commission de travailleurs élue). Les maisons d'habitation sont occupées et une vie commune s'y développe (repas en commun, habitat en commun, crèche, etc.) il n'y a pas d’institutionnalisation des heures de travail. Même si une certaine forme de salariat est conservée ou supprimée par suite d'un manque d'argent (il y a alors une caisse commune) il y a distribution du produit du travail en nature et des bénéfices non réinvestis. Certains ont vu un caractère révolutionnaire dans des coopératives faites par des ouvriers et des paysans réunis : l'ouvrier agricole impose l'abolition de la propriété privée et l'association dans le travail; le paysan impose une organisation de la production suivant ses besoins et non d'après des critères marchands (horaires fixes) et un contrôle égalitaire de la répartition des tâches. Quoiqu'il en soit il n'en est pas moins vrai qu'un mouvement révolutionnaire autonome de la classe ouvrière dans le sud a ayant abouti à des formes de mode de production communiste (même si elles avaient été ensuite écrasées par l'environnement capitaliste) aurait eu des répercussions extrêmement importantes et difficilement mesurables dans le nord; et ceci indépendamment du fait que les ouvriers agricoles n'aient pas hésité à écraser les petits fermiers capitalistes et les petits latifundiaires et supprimer les pri­ vilèges des petits exploitants individuels du sud. Il suffit de voir que la seule visite des coopératives petits paysans et ouvriers agricoles du Ribatejo par des petits paysans du nord a été à l'origine de la formation de coopératives paysannes dans le nord,véritables noyaux révolutionnaires au sein du bastion du fascisme.

Notes
1. La F.N.S.E.A. est un syndicat français de droite tenu par les gros agriculteurs capitalistes notables qui prétendent de-fendre l'unité du monde rural, ralliant ainsi les petits paysans à leur cause. Leurs revendications se limitent à des revendications de prix d'achat des produits agricoles, ce qui bien sûr profite plus aux gros paysans qu'aux petits.
2. Source O.C.D.E. rapport sur le Portugal 1960.
3. Le coup d'État militaire du 25 avril 1974 montre à plein jour la faiblesse de la bourgeoisie industrielle. Ce n'est que par la contra­ diction de son propre appareil d'État que le régime fasciste tombe, en pleine décomposition : il ne reste que la P.I.D.E., police fasciste et quelques hauts militaires gradés pour le défendre. La bourgeoisie industrielle, à peine organisée est absolument incapable de prendre la direction d'un front anti-fasciste, malgré les efforts du P.C.P.
4. Voir le texte en annexe (non publier ici)
5. En 1925, le P.C.P. appuie le projet de réforme agraire de Esqueziel de Campos.
6. Entre 1958 et 1967 les salaires agricoles passent de: 22,2 esc. par jour à 50,1 esc. par jour pour les hommes. 12,2 esc. par jour à 26,8 esc. par jour pour les femmes. (moyennes des différentes régions) source: F.A.O.; production Yearbook. De 1967 à 1973 les salaires de l'agriculture passent des indices 100 à 210, les prix à la consommation passent des indices 100 à 150. (source O.C.D.E. : la politique agricole au Portugal. Paris 1975.
7. De 1958 à 1968 les productions agricoles et forestières ont augmenté en termes réels de 19% soit seulement 1% par an en moyen­ ne ! Le pire est que cela résulte de l'augmentation des surfaces forestières (19 000 has par an, subventionnés par l'état) compensant une baisse de la superficie en céréales de 400 000 has (par suite d'une généralisation des jachères par « manque de main d’œuvre ») et l'abandon du ramassage des olives (suite à la hausse des salaires). Les rendements moyens stagnent à des niveaux très bas. En moyenne entre 1957 et 1963 ils sont (sauf pour le riz), de trois à six fois inférieurs à ceux obtenus en Espagne, eux-mêmes inférieurs à ceux obtenus en Italie. Les productions animales à un niveau très faible stagnent aussi. La part de l'agriculture dite développée employant des ouvriers permanents est très faible : ainsi entre 1960 et 1970 le nombre d'ouvriers permanents diminue de 15,5% alors que celui des ouvriers temporaires diminue de 45%. En 1960, 13 ouvriers sur 14 sont des ouvriers temporaires; en 1970, 10 ouvriers sur 11 ouvriers sont temporaires. (sources : —Commissions des communautés européennes. Informations internes sur l'agriculture. VII : le Portugal. — O.C.D.E. : la politique agricole au Portugal, Paris – 1975
8. Voir « Portugal, l'autre combat ». Collectif Spartacus.
9. Publications de la commission révolutionnaire d'appui à la ré­ forme agraire (C.R.R.A.), organe du P.C.P. : série « histoire de la réforme agraire », « les syndicats dans l'avant-garde de la lutte ».
10. Ces contrats permettaient aux latifundiaires de défricher et de remettre en valeur des terres abandonnées tout en les louant. Ces petits fermiers pour une saison sont appelés « seareiros ». Ils cultivent généralement des tomates ou des melons dans les zones irri­ guées, des céréales dans les zones sèches.
12. Dans certains cas exceptionnels il était autorisé aux coopératives de réquisitionner les récoltes de l'année, absolument indispensables au fonctionnement de la coopérative. C'était le cas des coopératives viticoles où le produit de la vendange sert à payer les salaires jusqu'à la récolte suivante. Dans tous les cas il y a un encadrement syndical suffisant pour empêcher que ce soit utilisé à d'autres fins.
13. Formule employée dans tous les discours du P.S. sur la réfor­ me agraire, en particulier par Lopez Cardoso dans ses interviews.
14. G.N.R.: Garde Nationale Républicaine, équivalent des C.R.S. français.
15. Discours de Malatesta au Congrès anarchiste international (Amsterdam, août 1907). Publié dans « Ravachol et les anarchistes ». Collection archives Julliard, p. 155.
16. U.D.P. : Union Démocratique Populaire : principal groupe poli­ tique maoïste portugais; proche du P.C.R. ou l'O.C.T. en France.
17. Mot d'ordre lancé par l'U.D.P. et la F.E.C. (M.L.) (Fédération des étudiants communistes marxistes léninistes) dans les manifestations de l'Alentejo pendant l'été 1975.
18. Le nombre de paysans entrés volontairement dans les coopéra­ tives était d'ailleurs beaucoup plus important au début du mouvement des occupations que par la suite.



Note: Vosstanie nous avons effectué quelques corrections sur le texte d'époque mais rien n'est parfait . N'hésitez pas à nous signaler une coquille ou une autre correction.



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